"Nous vivions à Cuba, chez ma grand-mère, dans une grande maison pleine de pièces et de mondes différents : ceux de la grand-mère amère, d’une tante célibataire, d’un oncle masseur et de nous trois, papa militaire, maman étrangère et moi une bâtarde, née hors du mariage.
Un dimanche quelqu’un frappa à la porte, c’était un grand mulâtre à lunettes : maman regarda papa, papa regarda l’homme, l’homme regarda la tante, la tante regarda la grand-mère et la grand-mère laissa tomber le plat en verre. Je compris alors d’où venaient mes cheveux crépus et regardai le mulâtre avec une joie très lointaine, parce que malgré tout je venais de faire la connaissance de mon grand-père.
A 13 ans j’ai découvert le secret de mon oncle… il était un pédé.
Pour mes 15 ans, ma tante essaya de se suicider pour la troisième fois, puis m’offrit une chatte, Frida.
Vers mes 18 ans, j’appris que mon père était un lâche et qu’on lui avait arraché ses étoiles, dégradé…
Pour mes 24 ans Dieu, mon maitre en poésie, mourait.
A 26 ans, dans la grande maison, il n’y a plus que ma chatte Frida, moi et la grande qualité que nous avons en commun, le silence..."}

Tout part d’un coup de foudre de la Cie Peu Importe pour le roman de Karla Suárez : « Silencios » en espagnol dans sa langue originale, et « Tropique des Silences » dans sa traduction française.
Ce n’était pas un texte de théâtre et pourtant… l’écriture nerveuse, les « images » hautes en couleur, les situations cocasses nous apparaissaient déterminantes pour adapter ce roman « comme sur un plateau » … de théâtre.
Non content d’être à fort potentiel pour la scène, ce texte était aussi riche en réflexions sur la vie - c’était un parcours de vie « initiatique » comme nous les aimions – et s’inscrivait donc parfaitement dans la lignée « philosophique » des textes mis en scène par la Cie Peu Importe.
Si nos spectacles sont toujours empreints d’un fond philosophique, nous sommes convaincus que l’éventualité de l’art s’évanouit quand le spectacle cherche à être didactique. Nous souhaitons donc que le spectateur soit emporté par ce texte, comme nous l’avons été, et fasse ses propres réflexions, conclusions…
L’écriture de Karla Suárez, comme celle de beaucoup d’auteurs latino- américains, porte en elle un monde chargé d’images.
La mise en scène, toujours à la recherche d’images, de tableaux, n’avait donc pas à explorer de ce côté là puisque l’écriture les portait déjà…
Il ne fallait donc pas chercher à illustrer mais concentrer l’attention autour d’une voix porteuse d’images. C’est ainsi que la forme dépouillée du conte s’est imposée tout naturellement.
Dans un roman, l’auteur a tout son temps pour décrire et développer des personnages, une atmosphère, un contexte historique… Pour une heure de spectacle, il fallait donc trouver un autre moyen. Il aurait été facile de mettre de la musique cubaine ou un décor d’époque. Au spectacle, le décor et encore plus la musique sont trop souvent le fournisseur officiel d’émotion. Nous avons décidé de ne pas recourir à la « béquille musicale », et de faire appel aux ingrédients théâtraux pour théâtraliser le conte.
Nous avons donc patiemment brodé, sur la trame du conte, de la « matière théâtrale », toute une série de détails, toute une série de touches qui plongent le spectateur dans le contexte du roman.
Benoît Gontier (Metteur en Scène)